Ce samedi-là, Ben se rendit au cinéma Gaumont pour voir « l’Odyssée de Pi » en trois dimensions. Il abordait cette technologie pour la première fois.

Il en ressortit émerveillé mais un peu hagard, avec un mal de tête qu’il attribua au jet virtuel de bonbons Haribo dont un paquet lui avait frôlé le visage avec un tel réalisme qu’il s’en était dévissé le cou. Aussi, le fond de la mer l’avait englouti, il nageait très mal et ce déferlement de vagues lui avait collé la nausée. Il se sentait comme les spectateurs du  film présenté par les frères Lumière, dont on raconte que le premier rang partit en arrière à cause d’une locomotive qui lui arrivait en pleine face.

Toutefois, le film était bon, l’histoire du garçon et du tigre, jamais amis mais compagnons, plus singulière malgré les images de synthèses, que toutes ces fables animalières d’animation où l’on voit des prédateurs féroces devenir de parfaits agneaux devant le visage innocent d’un marmot. « Plus le monde réel dévoile ses horreurs, plus les contes pour enfants fabriquent une dimension parallèle pleine de peluches où règne l’anthropomorphisme sous tous ses aspects » se dit Ben.

Il lisait « Sciences et vie », aimait à retenir certains vocables compliqués pour les ressortir avec à propos, se délecter de leur saveur syllabique.

A côté de cela, comptable chez Boîte-Abricot, peinture et outils en tous genres, il côtoyait d’avantage les chiffres que la littérature mais adorait le cinéma où il se rendait trois fois par semaine malgré l’écran de télévision tout neuf que lui avait offert sa mère qui le gâtait comme un enfant. Il vivait seul, abordait la trentaine avec méfiance, regardait les filles avec timidité, se laissait parfois séduire quand l’occasion se présentait car son visage candide attirait le sexe fort féminin. Mais il n’y revenait pas, n’insistait pas, retournant à ses rêves une fois l’aventure terminée.

« Ses » rêves tournaient autour d’un objet unique, un amour inaccessible, une princesse à la beauté sublime qu’il voyait passer sous ses fenêtres, sur le boulevard Ornano, avec un visage dont la perfection détrônait ceux des stars qui gravissaient le tapis rouge de la Croisette, avec des cheveux mordorés tombant en cascade sur des reins parfaits dont les formes ondoyantes, moulées d’élasthanne, le plongeaient dans un trouble plus profond que la vision des dessous synthétiques, élastiques ou athlétiques roses et mauves des filles de passage… et il se retenait à la rambarde de la fenêtre pour ne pas défaillir lorsque la chevelure s’éloignait en dansant comme une oriflamme dans un ciel d’orage, fermait sa fenêtre avec discrétion pour se jeter sur son lit et partir à la dérive dans les plus délicieux et douloureux ébats solitaires.

Dans ses songes, pendant les nuits d’été où la chaleur caniculaire écrase la ville, il s’imaginait partant avec elle aux Marquises où ils s’établissaient pour fonder une famille, leurs corps entremêlés sur le sable et leurs enfants babillant autour d’eux, plongeant dans l’eau limpide de la baie.

L’hiver, il s’isolait avec  elle dans un chalet perdu de la Suissevalaisanne, enfoui dans la neige avec tout ce qu’il fallait pour subsister pendant une saison sans être dérangé par ces humains indiscrets et fauteurs de trouble qui paient des impôts.

Un jour, se sentant sans doute observée, elle se retourna, leva les yeux et il se jeta en arrière, peut-être trop tard. Il n’osa plus se montrer pendant une semaine puis, cédant à son addiction, recommença à la guetter.

Elle glissait parfois un regard de côté à travers le rideau souple de sa chevelure et il espérait alors qu’elle le savait là, au premier étage, admirateur éperdu, chevalier sans table ronde, croisé sans croix, berger sans étoile. Elle était sa Jérusalem céleste, il aspirait à la conquérir, à lui offrir les jardins sacrés où poussent la mangue, la figue et la grenade, où resplendit l’aurore boréale et brille l’oiseau phénix, à moins que ce ne soit l’inverse, bref, tous ses rêves tournaient autour de la créature idéale avec laquelle il comptait bien « faire sa vie » qui n’était ni faite ni à faire...

Parfois, il lui vantait ses charmes comme Salomon à la Sunamite, en murmurant de son perchoir : « Tes seins sont comme deux faons de biche accouplés doucement dans un pré verdissant. Ton col semble une tour d’ivoire blanchissant, tes yeux clairs comme l’eau de la fontaine Madone. » Ce n’était pas exactement le texte original mais il faisait ce qu’il pouvait.

 

 

Au bout d’un an, le hasard fit qu’il la vit devant lui au moment où il sortait sur le trottoir, la tête recouverte d’un foulard qui dissimulait ses cheveux…il la suivit, malgré sa peur de porter atteinte à la perfection du rêve. Et lorsqu’elle enjamba avec prestesse le siège d’une très grosse cylindrée décorée d’un jaguar, avec un type costaud dessus, un mélange de Sami Naceri et d’Yvan Attal, il fut désespéré. Car s’il avait dû se comparer à un acteur de ce cinéma qu’il aimait tant, c’eût été Dany Boon…

Il n’ouvrit plus sa fenêtre pendant six mois. A tel point que son modeste appartement se mit à sentir le moisi, les oignons frits et les chaussettes sales et qu’il n’osa plus y faire monter la moindre fille. Alors, pour ne pas sombrer dans un dépression qui porterait atteinte à son travail et surtout ne pas affliger plus avant sa mère qui se faisait un sang d’encre, il recommença à sortir et se rendit dans un petit restaurant algérien du boulevard, dont la cuisine exhalait les épices et la viande d’agneau rôti.

Il fréquenta ce lieu intitulé « Le Bouzid » pendant un mois pour guérir ses plaies, son absence de rêves. Puis…il La vit un soir traverser la salle en baissant la tête sous un foulard et entendit le restaurateur l’admonester en arabe, il lui disait à n’en pas douter « pourquoi rentres-tu si tard » comme s’il était …son père ! Voilà ! C’était la fille du restaurateur… elle s’appelait Camila…quel beau prénom, mon Dieu… merci les Elohim !

Ben ne sut s’il devait être émerveillé par cette coïncidence ou plus accablé que jamais en songeant que ce restaurant ne servait pas de vin et que lui-même s’appelait Benjamin Wolf, issu de Jessica Lévy et de tout le baobab qui précède...ce dont il était plutôt fier jusqu’à présent, sans y attacher une importance excessive, mais qui scellait définitivement l’inaccessibilité de l’objet de son amour.

Il termina un délicieux taj el moulouk sans y penser, ni le miel, ni la rose n’atteignirent son âme dévastée et il se réfugia aux toilettes pour verser quelques larmes sans se faire remarquer.

Dernier client, il s’apprêtait à retourner dans la salle vide lorsqu’une voix étouffée lui parvint, sorte de borborygme qu’il n’arriva pas tout de suite à décrypter mais, réflexion faite, le sens en était bien :

« File les fafs, bouffon ou je t’éclate la tronche ! »

Il s’immobilisa, mort de peur. Puis entrouvrit la porte car sa curiosité l’emporta.

Il y avait bien un individu avec le visage dissimulé sous une capuche. Un type très jeune qui ne faisait « pas vrai » mais dont l’arme pointée sur la tête du restaurateur terrorisé semblait bien réelle.

Ben respira à fond. Que faire ? Se planquer jusqu’à se que ça passe avec de terribles remords de consciences s’il s’avérait que la main tremblotante du gars se mette à défourailler dans tous les sens et tue son « futur beau-père » ? De quoi transformer le gouffre qui le séparait de Camila en abyme…

Alors, sans réfléchir – car la réflexion n’engendrait rien d’actif dans ce cas-là – il poussa la porte de toutes ses forces dans le dos de l’agresseur qui valdingua la tête la première sur un coin de table. L’arme, quant à elle, avait disparu sous le comptoir. Voyant cela, le type partit en vacillant, poursuivi par les invectives du patron qui se garda bien de lui courir après.

- …des fois qu’il ait un couteau, dit-il. Avec cette racaille, on ne sait jamais.

Puis il prit les mains de Ben et les secoua avec effusion.

- Merci, vous m’avez sauvé la vie et surtout la caisse… déjà que le commerce se porte mal avec la crise… merci monsieur, merci beaucoup !

Il ne savait plus comment exprimer sa gratitude et secouait ces mains qui devenaient de plus en plus molle, il réalisa alors que Ben, pâle comme une feuille de brick, était en passe de se trouver mal.

- Venez, monsieur, je vais fermer le restaurant et vous offrir quelque chose.


Et il entraîna Ben dans l’arrière-boutique, le fit asseoir à une table de cuisine, si bien qu’il se trouva devant toute la famille en émoi…

- Monsieur m’a sauvé vie ! s’exclamait-il à tout bout de champ.

On lui servit un thé à la menthe fumant et il n’osait lever les yeux car les mains de « on », fines et gracieuses, prolongeaient visiblement un bras qui appartenait à Camila.

- Ben… bredouilla-t-il, je m’appelle Ben.

- Moi, c’est Abdel, dit le restaurateur en lui secouant la main, et voici ma femme Nadia et ma fille Camila.

Alors il La regarda.

Elle planta ses yeux de biche dans les sien sans ciller.

- Bonjour Ben.

C’était aussi simple que cela.

Elle avait retiré son foulard et ses cheveux qui tombaient en vague lui étaient si familiers qu’il faillit les toucher. Il émanait d’elle un parfum suave de rose et de pâte d’amande qui l’envahit jusqu’aux tréfonds de l’âme. Elle se mouvait auprès de lui comme s’ils eussent été dans cette pièce depuis toujours, frère et sœur, amant et amante, marie et femme… « ça suffit pauvre idiot, revient sur terre… »

- Merci madame, dit-il à la mère qui lui tendait un plateau de cornes de gazelles maison.

C’était une dame avenante dont les bonnes joues colorées par l’émotion lui donnèrent une impression de déjà vu. Sans doute était-ce dans le quartier, chez le boulanger ou le marchand de légumes…ses cheveux teints au henné bouclaient autour de son visage comme une crème à l’orange décorant une meringue et la cerise sur le gâteau était la bouche souriante, rassurante ; il eut envie de l’embrasse pour la remercier d’avoir mis au monde une créature aussi divine.

- C’est terrible, dit-elle, ce n’est pas la première fois que cela arrive. Heureusement qu’ils ont peur de mon garçon.

… qui fit justement son entrée.

- Notre fils Rachid.

L’ambiance changea brusquement. Ce fut comme si la glaciation succédait à la guerre du feu dans le désordre. Chacun prit une contenance sans contenu. Ben se leva pendant que le père faisait un compte rendu de la situation et que la mère se couvrait le chef d’un foulard.

- Je le retrouverai, dit simplement le fils.

C’était le motard entr’aperçut sept mois auparavant, un personnage mahous costaud au regard froid qui le considérait de haut en bas. Puis il sourit et lui tendit la main.

- Merci, vous êtes courageux.

« Pas tant que ça », se dit Ben.

Le frère regarda les deux femmes qui s’éclipsèrent dans le corridor.

- Où est l’arme ?

- Sous le comptoir.

Il ressortit, puis revint l’air de rien, le blouson gonflé à hauteur de la taille.

Ils s’assirent entre hommes et se mirent à discuter de l’insécurité, de l’éventualité de porter plainte, ce que Rachid trouvait inutile.

- Les flics s’en foutent, ils ne font rien.

- Mais tout de même, dit Ben, parfois ils recoupent des affaires…

- Nous ne sommes pas au cinéma, dit le frère et l’incident fut clos.

Ben sortit, soulagé au fond de ne pas devoir témoigner contre un petit voyou qui risquait de se venger. L’idée fugitive que Rachid tînt à conserver cette arme plus qu’à porter plainte lui vint à l’esprit puis il la chassa car cela ne le regardait pas.

Au moment où il s’éloignait, une silhouette furtive sortit d’un porche…Camila ! Déjà éprouvé, il crut défaillir, cette soirée était un véritable conte des Milles et Une Nuits sous un ciel étoilé, un songe inespéré auquel le parfum subtil de la rose et de l’amande donnait une réalité charnelle. Il tendit la main vers elle mais elle lui glissa un papier dans la main et fila comme une gazelle.