Ben renifla et tritura la lettre dans ses mains moites d’émotion puis la posa sur la table dont il fit dix fois le tour avant d’oser la décacheter.

ELLE lui avait écrit ! Cela tenait du miracle, de la magie, comme dans les contes d’Isaac Bashevis Singer… Car sur cette enveloppe était écrit son nom, « Ben ». Comment avait-elle eu le temps de rédiger une lettre entre le moment où elle lui avait servi ce thé si suave et celui où elle l’avait abordé dans la rue, comme un délicieux fantôme ? Et lui, qu’était-il dans cette histoire ? Un imposteur ? Le surveillant d’école Alchonon qui se fait passer pour un démon pour mieux rentrer dans le lit de la crédule Taibele ? Ou l’inverse ? Un diable concupiscent qui prend l’apparence d’un sauveur…

Il ne savait s’il devait remercier ou maudire sa mère de lui avoir lu tous ces contes, alors qu’elle connaissait son émotivité. Les livres produisaient sur lui un effet dévastateur, ils pénétraient son âme quand le cinéma ne faisait que l’effleurer. C’était étrange mais aussi incontrôlable que le vertige.

Bref, c’était la faute de sa mère, d’ailleurs il en est ainsi depuis la Genèse, Lilith a eu beau se débattre, c’est Eve qui a eu le dessus avec son stupide péché originel car elle le méritait bien…

Il arrêta de marcher et tenta de se reprendre, de contenir ces divagations qui ne servaient qu’à différer le moment où il prendrait connaissance de ce qu’elle avait à lui dire, Eve ou Lilith, ange ou démon ?

Il s’assit d’un coup et ouvrit soigneusement l’enveloppe avec un couteau de cuisine.

Au dessus, écrit à la hâte avec des encres colorées, il y avait :

 

« Maintenant que tu as sauvé mon père, j’ose te donner cette lettre. »

 

« Mon cher Ben,

 

Je crois que je peux t’appeler ainsi parce que nous nous connaissons depuis longtemps.

 Je ne sais pas si tu t’en souviens, si c’est pour ça que tu me regardes tous les jours par ta fenêtre, mais alors pourquoi ne me parles-tu pas ? Ce n’est pas à une fille de faire le premier pas, sinon on la prend pour une pute, déjà que mon frère Rachid me dis que j’en suis une, alors je préfère baisser les yeux et attendre que tu te décides. Et sinon tant pis, c’est que tu as oublié que nous avons joué si souvent ensemble chez ta grand-mère Sarah pendant que ma mère faisait le ménage et pas rien qu’un peu puisque ça a duré huit ans !

Quand tu as eu douze ans, ta mère a dit que tu étais trop vieux pour t’enfermer avec une fille de dix ans dans les placards et je n’ai plus eu le droit de venir. Il paraît que j’ai beaucoup manqué à ta grand-mère Sarah. C’était une si gentille dame… elle m’offrait des pralines et me racontait tous les petits enfants qu’elle aurait dû avoir si les boches ne lui avaient pas supprimé sa famille. Moi j’ai perdu la mienne pendant le massacre d’Oran parce que c’était des Harkis, alors je comprenais de quoi elle parlait, mes parents chuchotaient souvent à propos de ça et ma mère pleurait son père, bref, beaucoup de larmes. Faut dire qu’ils n’avaient pas eu facile en grandissant dans le camp de Bias, Lot-et-Garonne et une fois venus à Paris, à ramer entre la plonge pour mon père et les ménages pour ma mère. Heureusement qu’elle était tombée sur des gens comme vous qui les ont logés pendant un temps dans la chambre de bonne du septième sans rien demander, si bien qu’ils ont pu commencer leurs économies et voilà aujourd’hui le restaurant, nous pourrions être parfaitement heureux s’il n’y avait pas mon frère Rachid.

Même si je le déteste, je sais d’où c’est venu, cette rage et tout ça : à l’école, il s’est fait traiter de petit-fils de collabo par nos « frères » et aussi par des souchiens dont les parents vendaient l’Huma le dimanche. Alors quand il est tombé dans un gang comme un chiot dans un seau d’huile de vidange, il en a bouffé et il a nagé. Ses potes et lui faisaient de petits casses dans les boutiques d’informatique et revendaient dans le neuf-trois. J’en avais peur mais ils respectaient Rachid alors ils me foutaient la paix. Mes parents se doutaient de quelque chose et les larmes coulaient. Mais que faire ? Mon père n’est pas un violent, juste un brave type qui travaille et aime sa famille. Et qui rase les murs dès qu’on parle de la guerre d’Algérie dans les bistrots de Barbès.

Et moi j’ai bien travaillé à l’école et j’ai eu mon bac littéraire. Je voulais faire des études de lettres mais mon père préférait un métier pratique et féminin, genre secrétaire ou infirmière. Il s’était mis ça dans la tête, je ne sais pas pourquoi et brusquement ça n’avait plus aucune importance parce que mon frère était tombé dans une autre bassine, celle de la religion et j’ai beaucoup regretté la première, même si aujourd’hui ils viennent braquer le restaurant régulièrement pour se venger de sa trahison, qu’ils disent. Parce que finalement, ils ne m’ont jamais empêché de faire ce que je voulais alors que le nouveau gang, oui et pas qu’un peu !

« Les filles ne font pas d’études, elles se marient, s’occupent de leur famille et mettent un voile », qu’il a dit mon frère. Il a décrété qu’il fallait me marier avec un « salamalec », comme je les appelle, il ne savait pas encore lequel car il fallait que ce soit un vrai Musulman qui fasse  la preuve qu’il servait bien Dieu.

Ouf, ça me faisait un répit en attendant qu’il trouve et après, walou. Parce que moi, me marier, même pas en rêve, plutôt crever…je ne ferai pas la bouffe et le repassage pour un mec, pas de marmots qui sont une nouvelle prison, pas de religion, pas de voile, tu peux te la mettre en bandoulière, mon frère !

Alors j’ai commencé à zoner le soir quand il n’était pas là, j’ai rencontré des filles et des gars sympas au métro Simplon, ils dansaient le hip-hop, j’ai adoré et maintenant c’est ma passion. 

Il paraît que je suis très douée, c’est ce qu’ils disent. Moi je serai danseuse de hip-hop ou martyr pour l’apostasie, ça oui.

Mais Rachid m’a vue par une nuit de pleine lune quand nous dansions sur le parvis de Beaubourg. « Ma sœur ne fera pas la pute», qu’il a dit.

Il m’a coursée, battue et aujourd’hui il me fait suivre par ses acolytes dès que je sors dans la rue.

Mes parents lui trouvent mille excuses, ils ne me croient pas quand je dis qu’il me frape en douce dans l’escalier, toujours au ventre parce que ça ne se voit pas et que c’est le lieu de toutes les impuretés.

Mon père, danseuse, ça ne lui plaît pas non plus. Quand je pense qu’on ne parlait de religion que pour les fêtes, à la maison, pour la joie, pour les bons repas et qu’aujourd’hui il n’ose même plus servir de Sidi Brahim au restaurant…j’hallucine.

Alors j’ai décidé de me tirer mais j’ai besoin d’aide.

Est-ce que tu vas m’aider, Ben ?

Si tu es d’accord, mets un truc rouge à ton balcon.

Ta petite copine d’enfance,

Mila »

Ben posa la petite pile de papiers sur la table avec tendresse et respect.

Ce n’était pas une lettre d’amour.

Mais non plus une lettre de rejet.

Juste une marque d’amitié, de confiance.

C’était énorme.

Il se souvenait très bien de Mila et sans doute que son âme, lorsqu’il la guettait par la fenêtre, s’en était souvenue également sans le lui dire. Les âmes ont aussi leurs secrets.

Quand ils se cachaient dans le placard chez grand-mère Sarah, au début pour échapper à la surveillance, pour se raconter des histoires extravagantes qui font peur, ensuite pour se faire des chatouilles, rire et… se faire un petit bisou de temps à autre, il était heureux comme un roi et Mila était sa reine, ils se noyaient dans ses cheveux qui sentaient…la rose et la pâte d’amande mais en plus acidulé qu’aujourd’hui. Elle était si jolie que parfois ça lui donnait envie de pleurer.

Son cœur fondit.

Bien-sûr qu’il allait l’aider. Mort de trouille mais il le ferait.

Il chercha tout de suite un « truc rouge » et ne trouva qu’un vieux maillot de bain, ce qui engendra chez lui un nouveau dilemme : met-on un maillot de bain à sa fenêtre sans que ce soit pris pour un caleçon ? Ce problème l’empêcha de dormir mais au matin, il en fit un genre de torsade et l’accrocha à la rambarde avec une ficelle à rôti.